Vaincre
quelques réticences : Dès que nous avons décidé d’organiser
une mission paroissiale autour de la figure de Ste Jeanne d’Arc, il est
immédiatement apparu que la Pucelle d’Orléans ne faisait pas l’unanimité des
dévotions. En 2023, il y existe, chez les uns et les autres, des réticences à la
mettre en valeur, et pourtant, pourtant, elle est à la fois héroïne nationale et
sainte catholique, élevée au panthéon de nos gloires patriotiques bien avant
d’être canonisée par l’Eglise. Rares sont les églises de nos diocèses qui, à l’instar de St Antoine de
Padoue, de Ste Bernadette, du curé d’Ars et de Ste Thérèse de Lisieux, ne
contiennent pas une effigie de Jeanne d’Arc ! Elle est bel et bien figure
de Foi et modèle d’une vie évangélique. Elle doit bien avoir quelques chose à
nous dire encore aujourd’hui, alors, commençons peut-être par prendre le temps
de lever les quelques réticences !
La première réticence, la plus
évidente, c’est qu’elle fit l’objet de récupérations politiques, anciennes et
récentes, qui firent parfois grand bruit dans le paysage médiatique. L’héroïne
nationale fut souvent réduite au statut d’égérie nationaliste, de sorte
que s’intéresser à Jeanne d’Arc nous rend facilement soupçonnable d’appartenir
à un parti et de militer en sa faveur. Ainsi par exemple, sous la III°
république, dans un contexte d’extrême polarisation politique, la figure et
l’héritage de Jeanne furent constamment revendiqués par des camps antagonistes.
Mais n’est-ce pas justement la succession de ces vaines tentatives
d’appropriations indues qui atteste de l’universalité de Jeanne en laquelle
beaucoup se reconnaissent et s’identifient, et bien au-delà des frontière de la
France ? D’une récupération à l’autre, elle finit par échapper à toutes,
et son universalité ne se laisse pas réduire.
La seconde réticence, quasi
immédiate elle aussi, c’est le malaise que nous avons d’imaginer la sainteté
compatible avec l’emploi des armes et le métier militaire. Jeanne d’Arc fut un chef de guerre, un général
des armées française qui mena ses troupes au combat et prit part à la bataille.
Mais nous savons bien qu’ici-bas, dans
ce monde qui est le nôtre, il est des violences qui ne s’arrêtent pas avec la
diplomatie et la persuasion. Il faut hélas consentir à ce que l’usage de la
force devienne inéluctable, à la fois nécessaire et légitime pour protéger le
faible, rétablir le droit et la justice. Dans l’Evangile de Luc, Jean-Baptiste
ne demande pas aux soldats de changer de métier pour se convertir, mais
simplement d’accomplir leur devoir d’une certaine manière : « Ne
faites violence à personne, n’accusez personne à tort ; et contentez-vous
de votre solde. » (Luc 3, 10-15).
La troisième réticence plus
diffuse et culturelle celle-ci, c’est que Jeanne fit l’objet d’un nombre
considérable de romans et de film, dans lesquels l’imagination à souvent pris
des libertés avec la vérité de l’histoire. De la sorte, il existe “des
légendes” de Jeanne d’Arc, qui façonnent dans nos mémoires une image déformée
de ce qu’elle fut réellement. Que l’on pense par exemple aux crises d’hystéries
de Milla Jovovitch dans la “Jeanne d’Arc” de Luc Besson en 1999. Il faut
régulièrement que des historiens sérieux s’emploient à redire la vérité et
corriger les erreurs. Régine Pernoud hier, Valérie Toureille aujourd’hui, nous
redisent qu’il n’y a pas de personnage au XV° siècle sur lequel nous sommes le mieux
et le plus abondamment documenté. Mais il nécessaire de prendre un peu de
distance avec l’image spontanée que nous avons d’elle, en nous redonnant les
moyens de “réviser nos cours d’histoire”.
Et c’est en prenant le temps et
les moyens de mettre à jour nos quelques souvenirs de collégien et du
catéchisme que l‘on peut resituer Jeanne dans l’Histoire telle qu’elle fut, et
redécouvrir ainsi l’ampleur et la portée du témoignage de se vie. Alors
commençons par quelques rappels.
Contexte
politique :
Bien des historiens s’accordent
à penser que la période la plus noire de notre histoire de France est sans
doute celle que l’on désigne comme “la guerre de 100 ans”. Celle-ci connut des accalmies,
mais il n’empêche que le pays fut profondément ravagé durant de très longues
années, par deux guerres concomitantes.
Il y a celle contre les Anglais
qui débute en 1337 (75 ans avant la naissance de Jeanne). Elle est d’abord marquée par la domination
anglaise, qui va infliger de grands revers aux Français. Citons la bataille de
Crécy en 1346, puis la défaite de Poitier en 1356, face aux troupes du Prince
Noir. Le contexte social et économique s’en trouve profondément et durablement dégradé,
ce qui suscite des révoltes plus ou moins violentes et organisées, dont celle d’Etienne
Marcel et la grande Jacquerie de 1358 (54 ans avant Jeanne). De 1360 à 1380,
les armées françaises connaissent un répit à leurs difficultés, sous la
houlette de Charles V et du Guesclin, qui remportent un certain nombre de
succès militaires. Mais à leurs morts (en 1380) s’inaugure le règne compliqué
de Charles VI, (“Charles le Fol”) lequel
va progressivement sombrer dans la démence.
Commence alors une seconde
guerre : la guerre civile qui oppose Armagnac et Bourguignon, de 1407, (soit
5 ans avant la naissance de Jeanne) jusqu’en 1435. La santé mentale de Charles
VI le conduit à des crises de folie qui justifie de le placer sous contrôle. Et
les deux branches cadettes des Valois s’écharpent pour le contrôle de la Régence.
Ce conflit affaibli encore plus le Royaume de France et fait le jeu de
l’Angleterre. La défaite d’Azincourt, en 1415 (Jeanne à 3 ans), avec
l’effondrement de la chevalerie Française, catalyse les malheurs du pays. La
disparition de 6000 chevaliers, parmi lesquels, de nombreux grands seigneurs,
duc et princes de sang, à une époque où les pouvoirs législatif, exécutif et
judiciaire ne sont pas séparés, précipite le pays dans des difficultés de
gouvernance à toutes les échelles. Ainsi s’ajoute aux malheurs du temps, une insécurité permanente due aux bandes de
brigands qui écument les campagnes et que nul ne contient. Notons qu’après le
traité de Troye (21 mai 1420) qui modifie les règles de succession au trône de
France, puis la mort des deux rois de France et d’Angleterre en 1422, la guerre
reprends de plus belle. Jeanne a alors 10 ans.
A ces deux guerres simultanées,
s’ajoute une autre calamité. En effet, 65 ans avant la naissance de Jeanne,
l’Europe est frappée par la grande épidémie de Peste Noire (de 1347 à 1351). Certains historiens estiment qu’elle a tué 7
millions de Français sur une population de 17 millions à cette époque. Quasiment
1/3 de la population de l’Europe va disparaitre, avec toutes les conséquences que
cela peut avoir, notamment des épisodes de famines liés à la disparition de la
main d’œuvre agricole et la diminution des surfaces cultivées. Le cocktail
guerre/insécurité/épidémie n’en finit pas d’entretenir et d’amplifier les
épreuves !
Ainsi, lorsque Jeanne d’Arc
nait à Domrémy, en 1412, le jour de l’Epiphanie, cela fait près de 80 ans que
le pays et sa population connaissent et enchainent de grandes souffrances. Et
dans ce contexte, l’on ne peut même pas compter sur l’Eglise pour chercher
apaisement et stabilité, car celle-ci est également profondément divisée avec
la crise d’Avignon. En 1412, l’année de la naissance de Jeanne, il y 3
papes !
Contexte
religieux :
De fait, le contexte religieux
est celui d’une Eglise profondément meurtrie par “le grand schisme d’occident”.
En 1378 (34 ans avant la naissance de Jeanne), l’Eglise se divise en deux
obédiences, avec d’un côté, Urbain VI, pape à Rome, que les historiens nous
disent soucieux de revenir à l’Evangile ; et de l’autre Clément VII qui
gagne Avignon en 1379. Les deux obédiences se configurent aux divisions déjà
acquises de la guerre 100 ans. Elles se
répartissent et fluctuent en fonction des partis-pris de la politique. Le St
Empire Romain Germanique est l’objet de toutes les sollicitations par les deux
clans de Rome et d’Avignon, qui veulent l’agréger chacun à son camp. Mais, s’il
se dessine dans les territoires des tendances majoritaires pour les obédiences,
on ne peut constater de réelle homogénéité d’appartenance aux échelons locaux. Le
schisme divise profondément la chrétienté latine, jusqu’à l’intérieur même des
diocèses, des ordres monastiques et des paroisses aussi.
En 1394 (18 ans avant la
naissance de Jeanne), le pape de Rome est Boniface IX et celui d’Avignon, Benoit
XIII. Pour tenter de résoudre le schisme, l’on tente de contraindre l’un des deux
papes à abdiquer en faisant des “soustraction d’obédience” (en 1395, puis
1407). Cela signifie que des évêques, en France notamment, prennent leur
indépendance matérielle, fiscale et disciplinaire vis-à-vis de la papauté, pour
faire allégeance aux pouvoirs temporels. Cela ne réussira pas, et bien au
contraire, cultivera et renforcera les antagonismes au sein de la hiérarchie de
l’Eglise, ainsi que les confusions entre spirituel et temporel. Qui plus est,
en se liant aux pouvoirs temporels, bien
des ecclésiastiques de haut rang y perdront leur autonomie et liberté politique.
En 1409 (3 ans avant la
naissance de Jeanne), le Concile de Pise démets les deux papes et en élit un
autre, Alexandre V, de sorte qu’en 1410, il y a 3 papes : le pape de Rome,
Grégoire XII, l’antipape Jean XXIII, à Pise, et enfin l’autre antipape Benoit
XIII. En 1415, le Concile de Constance dépose les antipapes, convainc le pape
d’abdiquer et élit Martin V en 1417 (Jeanne à 5 ans). Mais Benoit XIII se
retire en Aragon et demeure “antipape” jusqu’à sa mort en 1423.
Questions actuelles :
Ces rappels d’histoire nous
permettent de comprendre que Jeanne nait dans un monde particulièrement
complexe et meurtri. Or, dans cette situation historique détériorée sur tous
les plans, commence aussi à s’engendrer un monde nouveau. Dans la douleur,
émergent par exemple et progressivement les états où l’idée de “couronne”
devient plus importante que la personne du Roi. La Renaissance a commencée en Italie, la “modernité” est en germe, et c’est tout cela qui fait que la vie de
Jeanne demeure d’une grande actualité et nous interroge : comment dans un
contexte si peu favorable, une jeune femme, laïque, a su tracer un chemin de
foi, d’Espérance et de charité ? Comment dans les méandres historiques
d’une période tourmentée, cette jeune chrétienne va s’ouvrir une voie de
sainteté ? Quel était son rapport à la politique, au conflit armé, à
l’Eglise qui tour à tour la soutint et la condamna ?
Il faudrait être historient et
théologien pour donner à ses questions l’ampleur et l’approfondissement
qu’elles méritent. L’auteur de ces lignes n’est ni l’un, ni l’autre, mais
simplement un curé de campagne dont la quasi-totalité des églises qu’il dessert
abrite une statue de Jeanne d’Arc. Les propos qui s’ensuivent ne peuvent avoir qu’un
objectif : redire et servir la pertinence de la figure de Jeanne d’Arc
pour notre temps, en dégageant quelques pistes (parmi d’autres possibles) de
réflexions pastorales et spirituelles pour nos vies personnelles et
paroissiales.
1er repère spirituel :
1 – Une spiritualité de l’incarnation ou la
conversion de l’histoire !
Ainsi donc, les voix de Jeanne
d’Arc sont celles de St Michel, de Marguerite d’Antioche et de Catherine
d’Alexandrie. Des voix qui ne sont que médiatrices d’une parole de Dieu que
l’on n’entend pas directement. Il faut dire qu’en cette fin du Moyen âge, seuls
les clercs ont accès aux textes de l’Ecriture, et les fidèles seraient bien en
peine de citer des passages bibliques. D’autant que Jeanne ne sait ni lire ni
écrire. Dans le panégyrique de Jeanne qu’il prononça le 22 mai 2022 en la
cathédrale de Rouen, Monseigneur Jean-Pierre Batut, dit à propos des
révélations de Jeanne, que l’on “discerne dans les voix la présence de Eglise.
L’Eglise du ciel se penche vers celle de la terre et accompagne sa marche dans
le temps. Et ce faisant, elle se montre solidaire des interrogations et des
combats de cette même église pérégrinant, qui a son tour ne saurait rester
étrangère au drame des individus, des familles et des peuples.” L’évêque de
Blois poursuit son discours en faisant référence au Concile Vatican II, dans sa
Constitution Pastorale sur l’Eglise dans le monde ce temps : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses
des hommes de ce temps, des pauvres surtouts et de tous ceux qui souffrent,
sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des
disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho
dans leur cœur. (…) La communauté des chrétiens se reconnait donc réellement et
intimement solidaire du genre humain et de son histoire ». (GS n°1)
De fait, les voix de Jeanne ne
lui parlent pas de la pluie et du beau temps ! Comme elle en témoigne à
son procès, ses voix lui parlent de la
situation politique de son pays, des conflits en cours, de l’art et la manière
de les conduire, des questions juridiques quant à la légalité des prétentions
royales, etc. Ainsi, de la part de Dieu, les voix conduisent Jeanne d’Arc à
comprendre que son Seigneur a décidé d’intervenir dans le concret de l’histoire
pour que l’histoire des hommes, qui depuis 100 ans n’est qu’histoire dramatique,
histoire de violence et d’affrontements, de guerre et de mort, que cette
histoire-là devienne une histoire de droit et de justice, puis de paix et de
réconciliation, et donc de charité.
On comprend alors quel est le
sens de la mission de Jeanne d’Arc et ce qui fait sa sainteté. C’est le même
mystère qu’au buisson ardent lorsque Dieu dit à Moïse (je cite) :
Ex 3, 7-9 : «J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple
qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants.
Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main
des Égyptiens (…) Maintenant, le cri des fils d’Israël est parvenu jusqu’à
moi, et j’ai vu l’oppression que leur font subir les Égyptiens. Maintenant
donc, va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon
peuple, les fils d’Israël. »
Il s’agit ni plus ni moins que
du mystère de l’incarnation, c’est-à-dire celui d’un Dieu qui se fait homme,
qui s’engage dans les tourments de notre histoire d’ici-bas, pour que cette histoire de péché et de
perdition devienne une histoire du Salut. C’est bel et bien tout le mystère de
l’incarnation, c’est la sainteté de Jeanne, et c’est l’appel qui nous est
adressé : à la suite du Christ, de Ste Jeanne d’Arc et de tant d’autres,
ne pas se contenter d’être les spectateurs et les commentateurs de la vie
humaine, mais s’y engager résolument, sans crainte, pour en devenir les
acteurs ! Et des acteurs qui renversent le cours de l’histoire pour mettre
fin aux malheurs, aux injustices et aux violences jusqu’à ce qu’advienne le
règne du seul vrai roi : roi de justice et de paix, d’amour et de vérité.